C’était le mois de décembre. La nuit. Le froid. Le silence dans le grand appartement. Assis à la fenêtre, il regardait la neige tomber au-dehors et les aiguilles de la grande horloge de l’hôtel de ville se figer sur le cadran, comme arrêtées par le gel.
 C’était l’hiver. Probablement le soir de Noël. Il était tard et les derniers pèlerins se pressaient au-dehors. Après la messe, plus rien ne comptait d’autre pour eux que le grand repas de fête qui les attendait à la maison, petits plats dans les grands, entourés de toutes leurs familles. Les trottoirs se vidaient peu à peu, le désert emplissait les rues dans l’indifférence de tous, sauf de lui.
 Il poussa un soupir qui embua le carreau de la fenêtre. Il passa sa main sur la vitre pour effacer aussitôt le trouble ainsi apparu. Il regardait les rues se vider une dernière fois, avant de se détourner du dehors pour se retourner sur le dedans. Il avait beau chercher autour de lui, laisser filer son regard, perdu, dans le grand appartement, il était encore seul chez lui ce soir, comme tous les autres soirs, et il le resterait très certainement pour longtemps encore.
 Il attendait que le temps passe. A supposer que le temps passait. Il écoutait le silence, puis les doux murmures des appartements voisins, tous ces bruits chauds et joyeux, familiaux, qui dégoulinaient des murs. Il posait parfois sa main sur la poitrine, pour sentir encore les faibles battements de son cœur, pour se sentir encore un peu exister, encore un tout petit peu vivant, malgré ce soir.
 Il dressa le couvert et rejoignit la cuisine pour préparer son repas. Rien d’extraordinaire. Une tomate, un œuf, une pomme de terre, une orange, un verre de lait : un repas ordinaire, à la simplicité régulière. Il se coupa en épluchant la pomme de terre. Du sang coula sur son doigt, qu’il porta à sa bouche. Le goût de cet onctueux liquide rouge lui rappela la vie, un bref instant.
 Il revint au salon et alluma le poste de télévision. Il entama son repas devant d’abjects programmes ruisselant de bonheur froid et aseptisé. La télé la veille de Noël, c’était mortel. Mais le reste du temps, aussi, probablement. Il éteignit et ne put plus rien avaler. Il n’avait presque rien mangé, mais il n’avait déjà plus faim. Il ferma les yeux et s’assoupit un instant.
 Il se souvenait du passé, en mieux. Bien meilleur qu’aujourd’hui, mais bien mieux aussi que ce qu’il n’avait jamais été. La cristallisation des temps. L’impossible vision d’avoir été heureux. La foi et le mensonge, du pareil au même. Il serra les paupières.
 Il espérait peut-être. Comme si les choses pouvaient encore changer. Il ne savait plus ce qu’il lui restait à faire. Ni ce qu’il y avait de mieux à faire, pour lui. Se pouvait-il qu’il lui reste encore une once d’espoir, ne serait-ce qu’un brin de vie pour continuer encore, malgré le monde, malgré la haine ? Mais que valait-il mieux : Affronter encore le monde, aller vers les autres et leur accorder le peu de confiance qui lui restait, pour en fin de compte se retrouver vaincu par la désillusion et le désespoir ? Ou plus simplement renoncer sans plus attendre… et mourir ?
 Et puis le téléphone sonna une première fois. Comme pour la première fois. Le bruit strident de la sonnerie retentit dans toute la pièce et un frisson lui parcourut l’échine. Il sursauta, expulsé de sa rêverie et surtout peu habitué à un tel vacarme. Il se demandait d’ailleurs bien souvent pourquoi il conservait encore une ligne téléphonique en service. Au cas où, peut-être. Pour appeler les secours, si jamais. Seule la peur l’encourageait à se parer de toutes ces choses inutiles.
 Et puis le téléphone sonna une seconde fois. Alors, c’est que quelqu’un insistait. Quelqu’un qui le connaissait peut-être ? Impossible ! Il ne restait plus personne. Du moins personne pour l’appeler. Ils étaient tous morts pour lui. Ou plutôt : il était désormais mort pour eux tous. Mais quelle différence après tout ? Est-ce que ça changeait la moindre petite chose ? Il n’y avait personne, c’est tout. Alors cet appel, ce soir, hasard ou pas, il ne pouvait s’agir que d’une erreur. Un numéro mal composé à la va-vite, nonchalamment, sans se rendre compte du mal qu’il pouvait faire, à l’autre bout de la ligne.
 Et puis le téléphone sonna une troisième fois. Comme par magie ou comme dans les contes. Après tout, c’était Noël, alors… Il se décida à répondre à ce moment précis. Peu importe s’il n’y avait plus personne, l’espoir d’une voix inconnue, le bonheur de retrouver le contact avec l’autre, ne serait-ce même que pour quelques secondes, simplement pour lui dire qu’il avait dû se tromper de numéro, cet espoir si longtemps disparu de sa vie lui était subitement revenu. Avec toute l’humanité suintante qui l’accompagnait. Il décrocha le combiné.
 Allô ?
 Une première fois.
 Allô ? ?
 Une seconde fois, plus interrogative encore et relevée d’une pointe d’angoisse impatiente.
 Allô ? !
 Une troisième fois, plongée dans le vide sidéral qui lui répondait, plus ferme et presque colérique.
 Il n’eut qu’un nouveau silence assourdissant, précédant un déclic puis une tonalité lui indiquant que l’autre avait finalement raccroché, le laissant seul dans son grand appartement vide, encombré de ce nouvel espoir aussitôt déçu.
 Il n’y avait donc vraiment plus personne en ce monde.
 
(12-22 décembre 2007)

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